Anniversaire de l'école
Le soleil est revenu. Et la jungle de Calais a encore changé. Cette enclave temporelle, ce dernier sas, mute, lui-aussi. Elle change de visage au fur et à mesure qu’elle en accueille de nouveaux et qu’elle en laisse partir d’entre ses griffes. Le mois de juillet éclôt. Les associations estiment à plus de 9000 la population de la jungle, les autorités à 7000. Une pelouse sauvage a poussé sur la boue. De hautes tiges de colza se balancent, feuillues, agitant leurs têtes jaunes. Auparavant, les tentes de la jungle-sud y étaient plantées. Une action gouvernementale a expulsé ceux qui y vivaient. L’ancienne partie du camp s’est transformée en champ. Aucune trace laissée, ou presque. Au milieu des fleurs indomptées et des herbes folles, l’école laïque du chemin des Dunes ouvre toujours ses portes. Nous fêtons sa première année. Sacré mirage, un anniversaire en promet toujours un autre.
Un calme ensoleillé entoure l’école. L’A16 au loin bombille, et les maisons en briques des
lotissements voisins nous observent. La structure en bois que Zimako construisait lors de notre
première rencontre sert maintenant de garderie. Une dizaine d’enfants y jouent. Les adultes qui
apprennent le français ou l’anglais rendent les salles de classe étroites. Zimako et les bénévoles
organisent avec rigueur les activités. L’un d’entre eux, Marco, a obtenu le droit d’asile au
Royaume-Uni, il y a plusieurs années déjà. Cet homme kurde a quitté sa terre d’accueil pendant
quelques mois pour aller cuisiner de bons plats aux réfugiés. Il forme avec Zimako un duo affairé
et jovial.
Des toiles cirées blanches, peintes de messages d’espoir et de dessins d’enfants, recouvrent
l’école. Les couleurs rouges et oranges des personnages débordent, les traits dégoulinent. Un
papillon s’envole, quatre gros points dessinés sur ses ailes. Avec mon amie coiffeuse Suzie, nous
installons à l’arrière de l’école nos chaises pliantes. Un enrouleur de câbles en bois nous sert de
table d’appoint. La musique jouée dans la cour par les volontaires et les réfugiés traverse le tamis
du vent.
Roza s’assied. Le soleil, le vide du terrain vague, la proximité avec l’école nous donnent plus
d’amplitude pour discuter. Roza n’a pas revu la terre de son pays, l’Erythrée, depuis plusieurs
années déjà. Après deux ans d'irrégularité, sa demande d’asile a été refusée en Suisse. Elle a
échoué à Calais il y a trois mois. Depuis, la jeune femme de 24 ans essaie tous les soirs de passer
la Manche. Seule, Roza court tous ces risques dans l’espoir d’étudier la médecine en Angleterre.
- J’ai décidé de suspendre mes tentatives une semaine, exceptionnellement, pour récupérer
- Tu es courageuse, dis-je
- Non, j’ai peur.
Je fais de mon mieux pour prendre soin de ses cheveux abîmés. Au loin, j’aperçois cinq
Koweitiens que nous avons rencontrés plus tôt. Ce matin, nous les avions aperçus préparer leur
thé, à travers la porte ouverte de leur abri. Ils nous avaient invités à le partager et nous les avions
conviés en échange à notre session de coiffure. Ils s’avancent et attendent leur tour. Je leur passe
le peignoir.
- Il y a des princesses au Koweit, qui se baignent dans des pétrodollars. A la tête de fortunes
colossales, elles achètent des parts de la planète et vivent loin de la réalité de leurs
concitoyens. Il y a aussi des bergers. Comme nous. Nés et élevés dans le désert pauvre et sec
entre l’Irak et l’Arabie Saoudite. Pour nous, il n’existe ni nationalité, ni scolarité.
Je hoche la tête en même temps que je glisse mon peigne dans leurs cheveux. Ces hommes
dégagent la volonté de partir, de surpasser le mur infranchissable des douanes francobritanniques, dernière étape d’une vie d’errance.
Le mur contre lequel se bat Zaka, c’est celui, invisible, des démarches administratives. A 36 ans,
ses cheveux denses et drus se dressent sur sa tête. Il a quitté le Penjab il y a plus de cinq ans
maintenant. Les soucis lui ont griser les cheveux, donnant une allure métallique à sa chevelure.
- Pas d’argent, pas de mariage. J’ai attendu dix ans en Grèce dans l’espoir d’obtenir l’asile.
J’essaye aujourd’hui en France. Une vie normale, c’est tout ce que je souhaite. Un travail. Être en
sécurité.
Harom, lui, n’avait pas atteint la majorité lorsqu’il dû quitter l’Afghanistan. Après deux ans en
Grèce, il y a été emprisonné à 19 ans. Trois ans d’enfermement plus tard, il s’enfuit et rejoint le
camp de Calais.
- Si la jungle se termine, j’aimerais qu’une autre se crée. J’ai mes amis ici et m’y sens un peu plus
libre que dans d’autres camps.
Après leurs coupes, nous retournons devant les classes pour chercher dans la fête des personnes
qui souhaitent se faire couper les cheveux. L’école offre une bouffée d’air à tout le monde, met
sur pied un îlot où les échanges se tissent, les apprentissages se transmettent et la nourriture
mijote. Où la vie se tisse.
Le lendemain, nous découvrons, à une dizaine de minutes à pieds de l’école, le flan d’une
caravane. Il est marqué à la bombe de peinture : « Lieu de vie». Six familles habitent ces
véhicules. Nous les abordons pour coiffer femmes et enfants. Je dénoue l’élastique d’une des
mères afghanes, enceinte de huit mois. Ses cheveux lâchés, même emmêlés, brillent. Après les
avoir brossés avec précaution, je commence à les dégrader pour soulager son cuir chevelu.
- J’adore Lady Di, la princesse Diana. L’Angleterre, c’est mon rêve car je souhaite offrir une
éducation à mes enfants. J’ai une fille de dix ans, deux garçons de 5 et 3 ans. Je prie pour que
l’un d’eux devienne ingénieur, dit-elle en souriant.
Son trait d’eye-liner se plisse en même temps que ses paupières. Le 2 août, elle donna naissance
à son troisième fils, Rahan.
Photos de Cedric Roux