Première nuit 

Décembre sonne. Le froid n’épargne pas plus le Nord que le Pas-de-Calais. Derrière le Décathlon de Dunkerque-Grande Synthe, à droite d’une piscine municipale, s’élève, bancal, un nouveau campement. Bagzad et ses amis kurdes ont décidé de s’y installer pour fuir l’étau de Calais, gangrené entre mafias communautaires et violences policières. Leurs tentes grelottent dans les bourrasques. Seulement quelques sanitaires de chantier sont installés. Un abri sommaire sert de réfectoire. Ahmed, coiffeur si enthousiaste en octobre, décline aujourd’hui notre invitation. La fatigue et la promiscuité ont entaché le ciel, maintenant gris comme la boue. Les premiers coups de ciseaux se font entendre, les nuages passent et nos engouements se ravivent pour quelques jours.

Le seul accès à l’électricité se résume à une bobine de câbles posée près des douches. Cette
table haute bricolée, incrustée de prises, rassemblent les chargeurs de téléphone et leurs
propriétaires. Ce point de rassemblement devient à son tour notre salon de coiffure. Les rallonges
s’emmêlent. Les fils électriques des tondeuses s’ajoutent aux autres et les socles s’alignent.
Malgré la morosité du nouveau camp, notre installation dégage un certain éclat. Les personnes
désireuses de coiffer et de se faire coiffer commencent à former une file. Un ami de Bagzad
reprend la réception.
Les têtes à coiffer et les discussions amicales nous occupent et nous concentrent. De nombreux
visages inconnus, quelques sourires reconnus. La terre détrempée et froide avale mes pieds mal
chaussés. Sheryl, une bénévole anglaise, me prête gentiment des bottes. A Grande-Synthe,
l’organisation se fait plus chaotique qu’à Calais. Des étudiants britanniques animent la plupart des
associations sur place et dorment à même le sol dans l’arrière-cuisine de l’abri.
- Ca sent bon. Tu as goûté le bïryany ? Ma mère cuisine le meilleur sur terre, m’assure un homme
afghan. Ici, nous essayons de refaire les mêmes plats mais nous ne trouvons pas les mêmes
ingrédients. Et puis, l’amour d’une mère ça ne se met pas sur une liste de course ! sourit-il,
nostalgique.
Après notre journée de coupes, nous partageons le dîner et le thé entre bénévoles et réfugiés.
Notre énergie tombe en même temps que la nuit. Le froid nous a saisi les os tout le jour alors
nous profitons d’une grande tente aux sacs de couchage réconfortants. Il fait bon. Des
discussions percées par des rires me bercent. La bénévole insiste pour que je reste passer la nuit.
Je m’endors. Au réveil, nous repartons pour une journée de coupes d’un pas volontaire et
boueux. Les heures se ressemblent, les gestes de coiffure se répètent.

- Un été, en vacances, j’avais douze ans. On était en famille, on mangeait ensemble et jouait au
foot, me raconte Jawad, un adolescent afghan âgé de 16 ans. Je fais partie de la minorité
ouzbek d’Afghanistan. On ne prend pas partie dans les conflits politiques, on veut juste vivre
en sécurité.
J’ai rencontré Jawad lors de mon premier jour à Calais, il y a deux mois. Il était venu me
demander ce que je faisais là et c’était l’un des premiers à qui j’ai coupé les cheveux. Il a quitté
seul l’Afghanistan pour rejoindre des membres de sa famille en Angleterre.
Jegr, un jeune kurde irakien, évoque un autre souvenir familial :
- Mon premier pique-nique ! Mes parents avaient prévu ma première montée à cheval à ce
moment là. C’était super. J’ai même pu toucher un papillon bleu, dit-il en se triturant un coin de
sa barbe.
Le lendemain, la pluie nous surprend. Nous sommes obligés de débrancher le courant au plus
vite et d’arrêter les coupes. Je suis des hommes que je viens de coiffer sous l’abri du camp. Nous
allumons une chicha. Un des hommes kurdes me raconte de manière condensée sa vision du
conflit qui n’arrête pas de meurtrir ses terres.
- On nous a pris nos terres, retirer le droit de parler notre langue, nos coutumes, notre identité.
Nous nous battons depuis des décennies mais rien ne change. La Turquie nous menace toujours
autant et j’ai une famille à protéger.
Il me pose une série de questions sur l’Angleterre. Vivant à Londres depuis trois ans, j’essaie de le
renseigner au mieux.
- J’ai mis assez d’argent de côté pour ouvrir un salon de barbier là-bas, me confie-t-il. La coupe
coûte combien à Londres ? Les Anglais, ils vont chez le barbier toutes les deux semaines
environ ?
La concentration de son regard dévoile les lignes de son plan comptable. Le Royaume-Uni est à
la bouche de tous. Chacun en rêve, tout le monde en parle. Bagzad me raconte comment il lisait
Shakespeare avec plaisir quand il vivait en Iran. Aujourd’hui, les épreuves ont suspendu ses
lectures mais il puise dans leur trainée d’espoir l’énergie d’essayer.

  

Témoignage de Sabrina Lefebvre, mis en mots par Gaëlle Caradec 
Photo by Guimaec Piolot

Sabrina Lefebvre- Calais - Haircultproject

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