L'ancrage


Deux semaines après ma première rencontre avec les habitants du camp de Calais, je reviens dans l’impasse de sable. Cette fois, je me gare plus loin car les voitures stationnées près de la jungle sont verbalisées. Zimako et Ahmed discutent à l’entrée avec deux autres hommes, appelés en renfort pour les coupes. Nous entrons ensemble dans le camp. Des tentes se sont agglomérées, des bâches déplacées, des visages accumulés. Une masse humaine respire et s’agite comme un coeur de nuage. Nous nous dirigeons vers l’école. Un deuxième bâtiment se construit. Le soleil inhabituel de novembre donne le sourire. L’entrain des personnes que je rencontre cache leurs nuits, consacrées à la traversée. L’incertitude de ces hommes et femmes donne un étrange rythme au camp : saccadé, bouillant. Jungle-tourbillon, chacun s’y plonge sans savoir ce que la tempête laissera derrière elle. 


Les visages des deux acolytes coiffeurs se font échos, le premier m’est familier, le second inconnu.
Le générateur d’électricité nous attend devant l’école. Quand Zimako nous quitte pour retourner
à ses travaux, j’interroge le nouveau du regard :
- Moi, c’est Bagzad. Je cuisinais au restaurant collectif la dernière fois que tu es venue. J’étais
passé vous voir rapidement et je vous avais envoyé mon frère Shazad. On était tous les deux
coiffeurs en Irak pour payer nos études, me rappelle-t-il.
Une bienveillance naturelle émane de lui. Kurde polyglotte, il prend en main l’organisation de notre
salon de coiffure temporaire. L’organisation avec laquelle il se démène pour notre initiative ressemble
à sa barbe. Parfaitement soignée. A 26 ans, il semble savoir où il va et le plannifier de
manière réfléchie. Dans un parfait anglais, il m’explique avoir été ingénieur civil en Irak et vouloir
se créer un avenir au Royaume-Uni.
Avec son aide, les coupes reprennent de plus belle. Je revois des hommes que j’avais coiffés la
première fois, les mêmes styles de coupes sont demandés, les mêmes sourires affichés. L’ambiance
est masculine, leur amitié brille au soleil et les bavardages brouahahassent.
Le temps d’une coupe, une bulle nous enveloppe. J’ai l’impression qu’ils retrouvent avec plaisir la
routine familiale du barbier. Je perds la notion de leur statut transitoire, de la douleur du chemin
qu’ils ont parcouru. Personne n’en parle. C’est comme une douleur profonde mais taboue qu’il
serait impudique de dévoiler. Notre échange gomme momentanément la misère qui nous entoure.

Hawar, un autre coiffeur kurde se joint à nous. Ses yeux miels se remarquent de loin. Musclé, le
dos droit, il renvoie un charme certain. Pourtant, il est gêné à l’idée qu’on le prenne en photo.
- Je ne suis pas assez bien habillé, juge-t-il.
Il pointe son survêtement, ses cheveux en bataille et sa barbe chiffonnée. D’anciennes photos de
Hawar me montrent son standard habituel : les sourcils taillés au fil, la barbe ne dépassant pas les
2 millimètres, un polo blanc repassé.
D’autres coiffeurs nous rejoignent. En binôme, nous nous échangeons le matériel. Le temps que
l’un tonde la nuque d’un habitant, l’autre coupe les cheveux de quelqu’un d’autre. Les opérations
se répètent en quinconce toute l’après-midi. Notre valse soutient un rythme à mille temps, au flux
des rencontres.
Une femme fait le déplacement avec sa fille. Portant le voile, elle aimerait être coiffée à l’écart. Je
l’emmène derrière l’école. Nous lui aménageons un salon privé. Une bâche fait office de rideau de
soie, une chaise pliante de fauteuil massant. L’enfant éclaire la chevelure brune de sa maman à la
lampe torche. Ses cheveux tombent sur la terre humide. La nuit se lève. Elle sera ma dernière
coupe. Dernier sourire, dernier coup de ciseaux.
Avant de partir, un groupe m’invite pour prendre le thé dans leur tente. A l’intérieur, un amas de
plaids et de duvets recouvrent le sol. Sur ce patchwork : des bougies plantées dans une boîte de
conserve. Les bâtons de cire restent un des seuls moyens d’éclairer les nuits de la jungle, au
risque de brûler les tentes. Le sucre en poudre blanc est stocké dans une bouteille en plastique.
Leurs dernières olives sont sacrifiées pour accompagner notre thé.
- J’étais chanteur en Irak, m’apprend l’un des hôtes. J’avais mon propre show à la radio. Je te
montre ?
Il se met à chanter. Nous hochons tous la tête sur les variations de sa voix.
Le surlendemain, je fais la rencontre d’Alice. Devant la cabane molletonnée de cette bénévole anglaise,
un panneau jaune indique « Therapy Community space », marqué d’un coeur peint à la
bombe. Alice est arrivée début août, avec son van rempli de vivres et de couchages, directement
depuis le festival de Glastonbury.

- Quand j’ai vu les premières vidéos de Calais, je n’ai pas réfléchi, j’y suis allée. Je voulais voir
par moi-même. Au début, la situation était vraiment compliquée. Il n’y avait rien du tout et je
voulais juste créer un espace où les gens puissent se retrouver et se réchauffer corps et esprits.
Avec un autre homme surnommé Ahmed, architecte en migration, elle a construit un abri spacieux
et rempli de couettes. Tous les jours, des ateliers de massage y sont organisés, mais aussi
des rendez-vous d’art ou d’architecture. Aujourd’hui, ce sera un moment de coiffure animé par
mes soins. Première aventurière : Selam, venue d’Erythrée, aux tresses fatiguées.
Prête à dénouer un à un les rajouts, je surprends deux petites filles glisser leurs têtes dans l’entrebâillement
de la porte. La plus âgée avance. Je lui demande maladroitement avec mes mains
comment elle s’appelle. Sultana. Elle compte ses doigts pour me donner son âge, douze ans, et
celui de sa petite soeur, Sitara, neuf ans. Elles regardent les cheveux de Selam avec curiosité et
excitation. En mimant, je les invite à m’aider pour enlever les nattes. Leurs petits doigts démêlent
les cheveux délicatement et leur provoquent de grands sourires. Nous rions avec Selam de leur
dextérité. Ces précieux moments, à la portée de tous, m’animent. Combien de temps la chaleur
de ces échanges repoussera le poids des incertitudes ? »

Sabrina Lefebvre - Calais - Haircultproject

Joana Neves - Calais - Haircultproject



Photo by Elisabete Maisao

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