Sabrina Lefebvre - Calais - Haircultproject
Calais - The Jungle
When traveling, the time of transfers lets us imagine the surprises to come. I knew Calais without suspecting what I would find there. On the outskirts of the city, the dunes draw the landscape. At the wheel of my car, I get out of the fast lane and stop in a sandy dead end. On foot, I take the path that sinks between the dunes. The old chemical factory next door shares its pungent smell. One tent, two tents, three tents. A bend reveals makeshift shelters and people working on them. One hour from my parents' house and one hour from London, where I live, this familiar countryside surprises me with its new anthill air. The camp is taking shape. We call it the Jungle.
( Preview)
Text by Gaëlle Caradec
En voyage, le temps des correspondances nous laisse imaginer les surprises à venir. Je connaissais Calais sans me douter de ce que j’y découvrirai en ce mois d’octobre 2015. A la périphérie de la ville, les dunes brossent le paysage. Je sors de la voie rapide et m’arrête dans une impasse sablonneuse. Les médias relatent l’installation d’un nouveau bidonville depuis avril. Ils seraient maintenant 6000 à y vivre. J’emprunte à pieds le chemin qui s’enfonce entre les oyats. L’ancienne usine chimique d’à-côté partage son odeur âcre. Une tente, deux tentes, trois tentes. Un virage dévoile plusieurs dizaines d’abris de fortune et des personnes qui s’affairent à les aménager. A une heure de chez mes parents, à une heure de Londres, où je vis, cette campagne familière devenue fourmilière me surprend. Le camp se forme encore. On l’appelle la Jungle.
Etrangère à la vie de ces réfugiés, je les observe tout en marchant. Sous le ciel dégagé, des silhouettes recouvrent leurs abris avec des bâches noires, bleues, vertes. Les tentes s’affaissent sous l’accumulation des toiles imperméables. Des duvets supplémentaires y sont jetés dans l’espoir de les isoler. Sur des fils à linge, des vêtements sèchent péniblement. Je m’invite dans ce paysage en gestation, surprise à chaque nouvelle installation. En haut d’un talus, j’aperçois plus bas une structure de bois. Je descends vers les charpentes solitaires.
- Hey !
Perché sur les poutres, un homme me sourit et descend se présenter. Mes deux chaises de camping sous le bras et mon sac de matériel sur le dos, je l’attends au pied de la bâtisse.
- Je m’appelle Zimako, enchanté.
On se sourit à nouveau. Il me tend la main. Zimako est Nigérien. Au milieu des ronces, il m’explique qu’il construit une école. Âgé, à vue de nez, d’une trentaine d’années, il est arrivée en France il y a quelques mois. Il fait jongler des clous entre ses doigts.
- Les adultes et les quelques enfants pourront venir apprendre le français, dit-il enthousiaste. Elle s’appellera l’école laïque du chemin des Dunes.
Je lui expose mon idée : j’aimerais couper les cheveux des habitants du camp. Encourageant, il me prête un générateur électrique pour brancher les tondeuses et arrête un homme qui passait par là pour qu’il se joigne à nous.
- Fais passer le message Ahmed, lance-t-il à ce réfugié kurde iranien. Et si tu vois du bois, dis-moi.
Je fais le tour du campement pour me présenter et proposer mes services. Des musiciens iraniens me retiennent par un concert improvisé. Je reviens à l’école en construction le coeur emballé. Zimako et Ahmed sont là, souriants, accompagnés d’une dizaine d’autres hommes. Nous installons des chaises sur le sol inachevé de l’école.
Alors que je pensais qu’Ahmed serait le premier à qui j’allais couper les cheveux, il se place derrière une chaise et me demande une paire de ciseaux. La coiffure, c’est son métier à lui aussi, dit-il en massant son ventre rebondi. Ses mains reprennent les ciseaux avec plaisir. Des hommes nous demandent nos premières coupes dans ce salon monté de bonne volonté. Ahmed les effectue avec précision. Rapide et propre. Il place un papier autour du col de ses clients, noue le peignoir serré et nettoie la nuque sans laisser un cheveux de trop.
Un homme s’amuse à tenir la réception de notre salon et griffonne les noms sur une liste. La file d’attente à l’extérieur de l’école s’agrandit. Rires et bavardages bourdonnent dans le souffle du sable.
Plusieurs hommes venus du Moyen-Orient et d’Afrique attendent contre le mur en tôle de l’école. A l’intérieur, d’autres s’assoient ou laissent leur place dans un ballet spontané. Notre équipe s’agrandit à cinq coiffeurs. Un groupe électrogène, une tondeuse, deux paires de ciseaux pour une cinquantaine de personnes coiffées. J’appuie sur la tondeuse au cran 0mm avec l’impression de sculpter des crânes. Entre mes mains : la tête d’un homme iranien à l’histoire inconnue, au langage que mon oreille ne comprend pas. Il me montre sur son téléphone portable les résultats images de google. « Iranian haircut ». Un autre dégradé à blanc.
Même dans la plus grande précarité, la plupart d’entre eux ont entretenu leur coupe. Je commence par tondre sa nuque, puis passe aux ciseaux pour ses mèches du dessus. Je tiens la pointe vers le bas. Mon poignet se meut avec souplesse. Je sens Ahmed interroger du coin de l’oeil cette danse technique. Lui, taille et maîtrise la tondeuse d’une poignée sèche. En quelques mouvements, il libère l’homme assis devant lui qui caresse sa nouvelle coupe avec satisfaction. Efficace.
Celui dont je m’occupe souhaite couper les côtés davantage. L’arrière doit être plus court. Pas de volumes à la mode ici, mais l’exigence pour une digne apparence. Je tente d’y répondre au mieux. Le temps passe sans bruit. Des pelotes de cheveux noirs recouvrent peu à peu le sol de l’école. L’adrénaline continue d’affluer. Mes yeux se nourrissent de toute la gentillesse, l’espoir et la résilience des personnes qui m’entourent.
Un homme revient timidement avec son épouse. Nous nous installons dehors. Une bâche bleue marine nous sépare du reste du camp. Des sacs poubelles s’accumulent non loin. Sous le regard bienveillant de son mari, je défais les cheveux de la femme, les humidifie d’un coup de vaporisateur et les coupe avec précaution.
Le mot est passé. Une deuxième femme, iranienne, prénommée Shabnam, me demande une coupe aux épaules. Avec sa polaire rouge, elle se déplace avec assurance dans les allées du camp. Comme dans un vrai salon, le jeu du miroir fonctionne.
- Je veux vraiment une coupe cheveux qui change, dit-elle en relevant ses cheveux bruns, marqués par une ancienne décoloration et des teintures à l’henné successives.
Je m’exécute et soigne ses cheveux. Une fois les dernières mèches fignolées, la jeune femme se lève, tente plusieurs poses comme une célébrité et explose de rire. Sa joie efface le bruit parasite de l’autoroute et illumine encore un peu plus le ciel bleu.
Arrivée de nulle part, une petite fille d’environ 8 ans court vers moi dans ses bottes fuchsia et son survêtement rose bonbon. En souriant, elle me demande une coupe courte. Je peigne ses cheveux vers l’avant et les lui raccourcis. Ses oreilles percées se dévoilent, je me concentre sur son épaisseur.
Les coupes s’enchaînent jusqu’au coucher du soleil. Sans électricité ni eau courante, les habitants du camp nous invitent à passer la soirée avec eux, autour d’un feu. Blessés, fatigués, ils trouvent la force de danser et chanter. Une première journée se termine. Je reviendrai le lendemain et les jours suivants jusqu’à ce que Londres m’appelle. La certitude de revenir me colle à la peau. Je souhaite les aider comme je peux, encore, sans me douter des mois à venir.
Photos Elisabete Maisao