Sabrina Lefebvre - Calais - Haircultproject

Les départs

De retour à Calais pour une semaine. Le soleil d’hiver passe ses rayons au travers de la toile blanche. La lumière diaphane semble nous protéger de la mer de boue du camp. Comme sous les draps que l’on hisse pour se faire une cabane et échapper à la réalité, le théâtre associatif Good Place Theater plante le quartier général des plus jeunes. Le dôme géodésique protège du vent mais le froid s’infiltre, saisissant tout ce qu’il peut. Dans cet igloo créatif, la température oscille entre 0 et 5 degrés. Février. La fatigue ronge les espoirs. Les adolescents, malgré leurs cernes, recèlent une énergie que les autres ont perdue. 


- Jawad !
Je reconnais ses yeux doux et rieurs. Sa silhouette trop grande pour lui, ses épaules rentrées. Le
jeune Afghan s’assied dans l’entrée du dôme, je lui passe le peignoir.
- J’essaie de passer toutes les nuits maintenant, me raconte-t-il.
Les joues de Jawad sont encore imberbes. Il a gardé la candeur et l’ouverture aux autres qu’il
dégageait lors de notre première rencontre. Ses amis attendent leur tour en se chamaillant. Ils
pincent le coude de Jawad, gloussent en se chuchotant à l’oreille. Ils sont une quinzaine à se
chahuter. Pas d'adultes en vue, quartier libre.
L’un d’eux m’explique qu’il ne cherche pas à aller en Angleterre.
- Moi j’aimerais rester ici. J’y ai mes amis maintenant, je m’y sens bien. Il n’y a pas la guerre, je
mange à ma faim.
Dans la jungle, l’expression des besoins vitaux se dénude, à vif. La compassion et la créativité
l’entourent d’un baume cicatrisant. Un cours de cirque se déroule derrière le rideau qui nous
sépare du dôme principal. On entend les ricanements et les chutes. Sur d’épais copeaux de bois,
bénévoles et réfugiés jonglent. Des quilles en plastique colorées tournoient maladroitement en
l’air. Un homme en jogging s’essaye au hula hoop. Un autre montre comment tenir en équilibre
sur un monocycle.
La participation des habitants du camp aux représentations théâtrales et aux ateliers du Good
Place Theatre semble leur offrir un espace pour exorciser leurs peines et incarner leurs rêves.
Certains animent des classes pour transmettre leurs connaissances en magie ou en kung-fu. Les
bénévoles tentent de redonner de l’attention aux migrants pour les sortir de l’invisibilité dans
laquelle ils sont tombées. Ils ne sont non plus définis par leur statut précaire mais par ce qu’ils
choisissent d'exprimer. L’initiative britannique me confirme les raisons pour lesquelles je mène le
Hair Cult Project. En tant que coiffeuse, j’ai la chance de pouvoir offrir mon savoir-faire à des
personnes qui en sont temporairement privées. Je crois qu'un moment de coupe offre de la
dignité. C’est l’opportunité pour chacun de partager son histoire et de se sentir soigné.
Plus tard, sur le camp de Dunkerque, je retrouve Ahmed. Toujours là. Sa mine grisâtre, sa
résilience à l’agonie. Toutes ces nuits. La routine de l’échec le fait taire. Ses yeux durs et fatigués
laissent entendre les sifflements de l’obscurité, les crissements des pneus de camions, le
tambour des bottes de policiers. Nous nous installons près des douches. Nous enchaînons les
coupes. Les dégradés se fondent. Froides, les heures passent.
L’énergie des personnes que l’on coiffe varie. Dans une ambiance générale morose, les nouveaux
venus apportent le dynamisme de l’espoir. Lieu de passage permanent, le camp se vide et se
remplit. Beaucoup sont là, dans la boue glacée, depuis trop longtemps, marqués au fer rouge par
la fatigue de l’échec.
- J’en ai marre, je n’en peux plus. Je n’arrive pas à passer alors que je suis tellement près du but,
me confie un migrant soudanais.
Ce soir-là, j’ai un ticket de train pour Londres, j’y serai en 55 minutes. Le froid de Calais a traversé
la Manche avec moi. Malgré mes efforts, mon sentiment d’impuissance se fait de plus en plus
pressant.


Text Gaelle Caradec
Photos Steven Vassenar

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