Jeanne
I always hated where I came from. It’s when I left my country side in Nord-pas-de-Calais
that I realised all its beauty. Before telling you stories brought back from the end of the world,
I want to offer you that of the least exotic woman I know. Mémé
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J’ai toujours détesté d’où je venais. C’est quand j’ai quitté ma campagne du Nord-pas-de-Calais
que j’ai réalisé toute sa beauté. Avant de vous raconter des histoires ramenées du bout du monde,
je souhaite vous offrir celle de la femme la moins étonnante que je connaisse. Mémé.
Pop clac. L’air s’échappe de la boîte en fer. Elle n’enferme pas de gaufrettes cette fois-ci mais les
outils de mise en plis de ma grand-mère. Un flacon de lotion en plastique repose sur des rouleaux
en vrac. Les oursins colorés chatouillent le bout de mes doigts.
- Alors ma fu ça va? répète ma grand-mère Jeanne, de sa voix ch’ti lente et grave
Sa bouche est encore occupée à mâcher une tartine de beurre-confiture. Un gilet marron sur une
chemise jaune à fleurs violettes sous un chemisier rouge recouvrent son corps de 120 kilos,
immuable et abandonné par le temps. Un mouchoir en tissu blanc et beige se cache, chiffonné,
dans sa manche droite. Affalée sur son fauteuil en osier, ma grand-mère regarde ailleurs. Les antidépresseurs l’emportent et font vriller ses yeux sombres.
Cela faisait quelques années que je n’avais pas coiffé Mémé. A 78 ans, elle fait venir une fois par
semaine la coiffeuse de Merck-Saint-Liévin, le village d’à-côté. C’est dans sa ferme du hameau
vallonné de Piquendal, dans le Nord-Pas-de-Calais, que la vie de ma grand-mère s’est déroulée.
L’année 1964 signa la perte de deux de ses enfants, le petit frère et la petite soeur de mon père.
Un accident de tracteur a tué Béatrice à l’âge de quatre ans. Sa mort a été suivie de la méningite
fatale de Jean-Luc, encore nourrisson. Depuis, laisser-aller et dépressions automnales rythment
les années de Mémé. Nous sommes le 26 octobre 2015.
Pssht Pssht. Des milliers de gouttes d’eau se jettent sur les cheveux épais de ma grand-mère.
Je fronce des sourcils quand j’aperçois les racines grises de sa chevelure colorée et bouclée à la
permanente. C’est la première fois que je vois sa couleur négligée. Sa famille, son alimentation, sa
propreté, son moral, sa maison. Mémé néglige tout, sauf ses cheveux.
Sa main tient encore sa fameuse brosse araignée rouge. Je l’ai toujours vue avec. Jeanne
s’applique à garder la même coiffure impeccable depuis ses 20 ans. C’est sur sa tête que je me
suis amusée à mimer mon métier, dès six ans. Mise en plis, brushing, couleur, coupe. En
grandissant, je m’entraînais avec elle toutes les semaines, pour son plus grand plaisir. C’est notre
lien à nous.
Mon peigne retrouve les formes de son cuir chevelu. Séparation après séparation, je peigne,
j’enroule et je fixe. Un rouleau après l’autre, en quinconce, du front à la nuque. Dans le silence
confortable de ce moment d’intimité, je me penche pour prendre les dernières mèches. Je touche
involontairement la peau de sa nuque. Sa douceur me surprend. Comme la peau d’un bébé qui
n’a jamais vu le soleil, son cou est blanc et duveteux.
Vvvrrrrrrr. Le sèche-cheveux projète son souffle chaud sur sa crinière toute enroulée. Je la sens
détendue. Le boucan résonne dans la grotte en bazar qui tient lieu de salle à manger.
Il est temps de faire une pause afin de laisser refroidir la mise en plis. Cling. J’apporte les tasses
de café pour taper causette avec Mémé.
- Regarde, mes photos du Brésil. Ca, c’est Rio de Janeiro. Voilà, là c’était dans la forêt
amazonienne, avec une tribu qui nous accueillait.
- Oh, mais lui, il ressemble à Billy des Feux de l’Amour !
Mémé, elle a passé sa vie dans un rayon de quelques kilomètres carré. Elle occupe son temps en
tricotant, détricotant et re-tricotant la même pièce, assise sur son fauteuil en osier. Parfois, nos
conversations se manquent. Je lui raconte des événements que j’ai vécus, et qui, pour elle, ne
sont pas concevables. La télé, c’est un pont de compréhension où l’on se croise. Elle compare
mes histoires à celles qu’elle voit sur le petit écran.
Shhhr. A rebrousse poil, je crêpe les cheveux libérés des rouleaux. Touche finale : la mèche de
devant posée sur le côté, en vague. Un petit coup de laque. Le parfum métallique de la bombe
emplit la pièce.
- Tu es belle comme à tes 20 ans !
Je l’embrasse.
Clac. Je referme la porte de la ferme de Mémé. L’étendue des champs s’offre à moi. Le soleil est
étonnamment brillant et fort. Des effluves de fumiers remontent les vallons. C’était une heure
agréable, elle était contente de me voir.
Ma grand-mère Jeanne est décédée quelques mois plus tard, après Noël. Cette mise en plis a été
la dernière que j’ai pu lui offrir. A sa demande, nous l’avons enterrée avec sa brosse à cheveux
rouge entre les mains.
Témoignage de Sabrina Lefebvre, mis en mots par Gaëlle Caradec
Photo d'Elisabete Maisao